17/07/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Intégrité impériale

01/05/2002

>>L'empereur Huizong de la dynastie Song a toujours été présenté comme un personnage tragique - pas à sa place. Le sinologue brésilien Ricardo Joppert s'attache à réhabiliter ce personnage exceptionnel

Les Taiwanais d'un certain âge se souviennent peut-être de l'arrivée à Taiwan, il y a un demi-siècle, d'un jeune et séduisant « enfant prodige » venu du Brésil. L'histoire avait eu un certain retentissement : ce Brésilien de 16 ans avait, deux ans auparavant, gagné le premier prix d'une émission de jeux télévisés dans son pays, époustouflant le public par la richesse de ses connaissances sur la Chine. Tant et si bien que Li Ti-tsun [李迪俊], l'ambassadeur de la République de Chine au Brésil, le remarqua et qu'il fut invité à Taiwan par le ministre de l'Education, Chang Chi-yun [張其昀], et par le vice-ministre des Affaires étrangères, Shen Chang-huan [沈昌煥].

Ce jeune prodige s'appelait Ricardo Joppert, et cette invitation fut pour lui le départ d'un immense amour pour la culture chinoise et pour Taiwan.

Bien qu'une quarantaine d'années se soient écoulées depuis, Ricardo Joppert se souvient très exactement de sa première visite dans l'île. Accompagné de sa mère, il arriva un dimanche de janvier 1958, par une journée typique d'hiver–le ciel était gris et il tombait une petite pluie fine ininterrompue. En ce temps-là, Taipei était constituée de maisonnettes en bois de style japonais, avec leurs petits jardins remplis d'arbres et de fleurs, alignées le long de ruelles étroites. Les promenades sous la bruine sur les grandes avenues de la capitale et à travers le vieux quartier de Wanhua avaient un côté romantique.

L'enfant prodige
A l'époque, la presse locale relata en détail l'histoire de ce jeune venu d'un pays lointain et de son profond amour de la culture chinoise. Il fut présenté à plusieurs personnages politiques d'envergure, qui pour certains lui firent forte impression : Yu You-jen [于右任], un homme d'une grande culture, qui était alors président du Yuan de contrôle ; Chia Ching-te [賈景德], le président du Yuan des examens ; ainsi que le peintre Ma Shou-hua [馬壽華]. Tous trois étant de grands maîtres de la calligraphie chinoise, ils inspirèrent au jeune Ricardo une passion pour cet art.

Il dut faire escale à New York lors de son retour vers le Brésil, ce qui lui donna l'occasion de rencontrer deux des plus grands intellectuels de la Chine moderne, Hu Shih [胡適] et Lin Yu-tang [林語堂], et il garda contact avec ce dernier pendant longtemps. Ces rencontres précieuses renforcèrent encore son attachement à la République de Chine et à la culture chinoise. En définitive, ce séjour décida de la direction que prendraient ses études sinologiques.

Ricardo Joppert obtint son doctorat à Paris, à la Sorbonne, où il était l'élève de Nicole Vandier-Nicolas, une experte de Mi Fei [米芾], le grand peintre de la dynastie Song. Il soutint sa thèse de doctorat sur l'écriture cursive [caoshu 草書 ] développée par le moine Huaisu [懷素]. Il en décrivit l'évolution à partir de la graphie utilisée pour la gravure des sceaux [Zhuanshu 篆書], son développement favori étant l'écriture bafen [八分書], qui fut utilisée sous l'empereur Lingdi de la dynastie Han, qui a régné de 168 à 189, pour calligraphier dans la pierre un passage des Classiques–une inscription restée célèbre.

Joppert, qui a des idées bien marquées, préfère l'élégance ronde du style bafen à la régularité carrée du style officiel [lishu 隸書], dont il n'était au départ qu'une variation. Pour étayer ses vues, il cite un ancien texte de Jiang Kui [姜夔] expliquant que l'écriture cursive, qui est particulièrement libre et pleine de vie, et rend au mieux la beauté des caractères chinois, dérive en réalité de l'écriture bafen.

Intégrité impériale

Ricardo Joppert a une préférence marquée pour l'écriture bafen, créée sous les Qin.

Le hasard n'existe pas
Ricardo Joppert est persuadé que sa destinée a toujours été liée à celle de la Chine. Plus encore, ce sinologue des lointaines Amériques, dont les capacités intellectuelles sont exceptionnelles et qui semble doué d'un sixième sens, pense qu'il y a 900 ans, dans une autre vie, il était ministre de haut rang à la cour de Huizong [徽宗 1082-1135]. Les deux derniers caractères de son nom chinois, Li Jiade [黎嘉德], sont les mêmes que ceux qui désignaient le palais où résidait généralement l'empereur : le palais Jiade. Est-ce une coïncidence ou un signe du destin ?

L'origine de son intérêt pour le chinois sort également de l'ordinaire. Alors qu'à l'âge de neuf ans il se promenait dans la rue avec son père, il fut attiré par un magasin de babioles chinoises, où il revint très souvent par la suite. Le propriétaire, un vieux monsieur du nom de Lu, se prit d'amitié pour le garçon et lui apprit quelques caractères chinois. Personne ne se doutait alors que Ricardo prendrait les choses aussi sérieusement, et qu'une fois entré à l'école primaire, il demanderait à son père la permission d'étudier le chinois. Comme celui-ci ne refusait rien à son fils, il se rendit à l'ambassade de la République de Chine au Brésil, pour trouver quelqu'un capable d'enseigner le chinois au jeune Ricardo.

L'intérêt de celui-ci pour la Chine se développa, et c'est ainsi qu'à 14 ans il battit tous ses concurrents lors d'un jeu télévisé, grâce à ses connaissances sur le sujet. C'est Shen Chang -huan, le vice-ministre des Affaires étrangères, alors en visite au Brésil qui, rencontrant « l'enfant prodige » à l'ambassade, lui donna le nom de Li Jiade, parce qu'il a une consonance proche de Ricardo. Nul ne réalisa à ce moment-là que Jiade était le nom du palais de l'empereur Huizong.

Ricardo Joppert aime beaucoup son nom chinois. Taoïste convaincu, il pense que rien ne dépend du hasard, et que les événements qui apparaissent comme une coïncidence ont leur raison et sont liés entre eux.

Sa fascination pour l'empereur Huizong tire son origine de son intérêt pour la peinture et la calligraphie chinoises. La première fois qu'il vit un portrait du monarque, il eut immédiatement un sentiment de familiarité. Il eut également une forte sensation de déjà vu, alors qu'il faisait des recherches en Chine continentale, quand il visita Kaifeng, la capitale des Song du Nord : l'ancien tracé des rues et la position des bâtiments importants de l'époque, comme le temple du dieu de la cité, y sont encore apparents. Sa conviction qu'il fut jadis un haut fonctionnaire à la cour de Huizong s'en trouva renforcée, et il reste persuadé que sa mission dans cette vie est de rectifier les méprises qui courent depuis des siècles à propos de l'empereur Huizong, afin de lui rendre la place qui lui revient dans l'histoire de la Chine.

Dans son livre Intégrité impériale à paraître à Paris ce printemps, Joppert cite fréquemment les écrits de Huizong ainsi que de nombreux autres documents historiques, dressant une analyse systématique des contributions considérables qu'apporta l'empereur à la culture chinoise.

Intégrité impériale

Lors de son premier séjour à Taiwan, le jeune ricardo rencontra plusieurs lettrés distingués qui lui inspirèrent une passion pour la calligraphie.

Il souligne que Huizong était un grand amateur des arts, qui croyait que la culture chinoise avait atteint son apogée après mille ans d'évolution. Aussi se livrait-il à la promotion et à la documentation méthodique de tous les aspects de la culture–calligraphie, peinture, poésie, littérature, musique, rites, architecture, paysagisme, poterie, archéologie, minéralogie et philosophie–dans l'objectif de réaliser un canon complet de la civilisation chinoise.

A cause de ses faiblesses militaires, la dynastie des Song du Nord ne parvint pas à résister aux Djurtchètes [la dynastie Jin 金] et Huizong fut fait prisonnier et emmené en Mandchourie [où il serait mort de faim oublié au fond d'un puits asséché]. Toutefois, ses idées politiques et l'atmosphère culturelle qu'il avait fait naître s'épanouirent progressivement, et la civilisation chinoise fut profondément influencée par son approche taoïste de la vie.

Bien que Huizong ait été loué pour ses qualités d'artiste, et que ses accomplissements soient mentionnés ici et là dans les vieux documents, jusqu'à présent il n'existait aucun compte -rendu systématique de son immense apport à la culture et à l'héritage de la Chine. Ricardo Joppert s'est donc mis en devoir de réaliser cet ouvrage de référence. A la question de savoir pourquoi il a choisi de publier son livre en français et à Paris d'abord, le sinologue brésilien explique qu'en 1998 et 1999, des expositions à Paris d'oeuvres et d'objets provenant du musée du Palais de Taipei avaient fait sensation. Un grand nombre d'oeuvres exposées dataient de la dynastie Song, et les guides soulignaient que l'empereur Huizong est considéré comme le fondateur de la collection actuelle du musée. Depuis quelques années, Huizong est ainsi réapparu plusieurs fois dans le paysage culturel parisien. Joppert a donc pensé qu'il serait judicieux de poursuivre cet effort et d'offrir aux Français une chance supplémentaire de mieux connaître l'empereur au destin tragique.

L'autre ouvrage publié par Ricardo Joppert, en anglais et intitulé Taiwan Revisited, retrace sa propre « expérience de Taiwan ». Après son premier séjour dans l'île en 1958 à l'âge de 16 ans, il avait écrit un livre appelé Taiwan Journal dans lequel il décrivait ses expériences personnelles, ainsi que la situation et le contexte historique de Taiwan à l'époque. Son nouveau livre, écrit lors de son deuxième séjour à Taiwan en l'an 2000, à l'invitation de la Fondation Chiang Ching-kuo, rapproche ses impressions d'il y a quarante ans et celles d'aujourd'hui.

Le rêve dans le temple
Ricardo Joppert est un idéaliste qui ne renonce jamais. Bien qu'il ne soit venu à Taiwan que deux fois pour une durée d'un mois à chaque fois, ses impressions sont profondes et détaillées. Il se souvient qu'au cours de son premier séjour, il passa une journée au temple Chihnan dans le sud de Taipei, qui le fascina tant qu'il décida de se convertir au taoïsme. A l'époque, il avait demandé s'il était possible de passer une nuit dans le temple, mais ses guides jugeaient la chose inappropriée, et sa mère n'étant pas d'accord, il avait dû abandonner son idée. Quarante ans plus tard, il réalisa finalement son vu : il passa une nuit dans le temple, et eut même un rêve étrange à propos de Huizong.

L'autre endroit qu'il avait souhaité visiter à son premier séjour était Kinmen, mais la situa tion politique ne le permettait pas en ce temps-là. Cette fois-ci, après avoir terminé ses recherches au musée national du Palais, au musée d'Histoire et à l'institut d'histoire et de philologie de l'Academia sinica, il a trouvé le temps de se rendre dans l'archipel. ■


Un empire ruiné par l'art ?


Les Song sont souvent présentés comme la dynastie la plus faible de l'histoire chinoise. De fait, quand Zhao Kuangyin accéda au pouvoir en 960, après 150 ans de guerres civiles et de divisions, son empire était encerclé par de puissants voisins que les Chinois considéraient comme des barbares : les Kitaï ou Liao[遼] au Nord, les Tangoutes ou Xixia [西夏] et les Tibétains ou Tufan [吐蕃] à l'Ouest, et enfin les proto-Thaïs ou Dali [大理] au Sud.

Les conflits avec ces voisins étaient incessants, et pour gagner quelque répit, les Chinois achetaient la paix : chaque année, le gouvernement des Song versait de lourds tributs pour calmer ses rivaux et les contenir au-delà de la Grande Muraille. Sous le règne de Huizong [徽宗], de 1100 à 1125, ces dépenses ont même parfois atteint jusqu'à un cinquième du budget annuel de l'empire, sans que l'empereur artiste y prête la moindre attention.

« Un empereur trop plongé dans les arts et les loisirs n'est pas bon pour gouverner un pays tel que la Chine, » avait dit Zhang Dun [章淳], un des premiers ministres, à l'impératrice douairière Xiang, avec prémonition. Zhang Dun jugeait que Huizong était un homme sans ambition, incapable de gérer un pays convoité par les barbares. C'est son frère aîné qui hérita de l'empire à la mort de leur père l'empereur Shenzhong, mais à sa disparition quinze ans plus tard Huizong accéda au trône, alors que la guerre semblait imminente.

Le danger pressant ne suscita pourtant pas la vigilance de l'empereur artiste. Une fois au pouvoir, il continua à fréquenter l'académie royale de peinture et laissa les affaires de l'Etat à ses proches. Au cours de ces 25 ans de règne, le royaume des Song vit ses forces décliner, et lorsque les Djurtchètes ou Jin [金] approchèrent, il était prêt à tomber.

Les Jin, un peuple venu de Sibérie, arrivèrent aux portes de la capitale, Bianjing (l'actuelle Kaifeng), en 1125, après avoir écrasé les Liao et s'être emparé de leurs domaines. Pour étouffer les violentes critiques dont il faisait l'objet, Huizong abdiqua en faveur de son fils Qinzong [欽宗].

Mais il était déjà trop tard, les Jin ne se satisfaisaient pas d'avoir annexé le royaume des Liao : ce qu'ils voulaient, c'était se rendre maîtres de l'Empire du Milieu. Ils revinrent deux ans plus tard, en 1227, et cette fois-ci mirent la capitale des Song à feu et à sang pendant plusieurs jours. Ils emportèrent avec eux tous les membres de la cour, y compris Huizong et son fils Qinzong, dans un long convoi de prisonniers s'étirant sur une dizaine de kilomètres. Les deux empereurs déchus trouvèrent finalement la mort en Mandchourie, tandis qu'une autre branche royale échappait aux Jin et fondait, au sud du Yangzijiang, l'empire des Song « du Sud », avec sa capitale à Hangzhou.

Comment expliquer la rapidité de la chute des Song du Nord ? En 1125, les Song s'étaient alliés aux Jin pour détruire l'empire des Liao, au nord de la Chine, qui se retrouva pris en tenaille entre les deux puissances. Or, avec la disparition du royaume des Liao, les Song perdaient tout d'un coup un Etat qui avait jusque là servi de tampon. Ils se retrouvaient seuls contre leurs anciens alliés nomades qui, chassés depuis des générations par la famine et les intempéries, cherchaient une terre promise pour leurs enfants et leur cheptel.

Dès la fondation de l'empire, les Song avaient adopté la politique de la concentration. Pour éviter les soulèvements et consolider le pouvoir impérial, ils avaient rassemblé leurs meilleurs troupes autour de la capitale, laissant les frontières presque sans défense. Les Jin parvinrent ainsi sans difficulté jusqu'à Bianjing.

Cependant, leur victoire consommée, les Jin favorisèrent la culture chinoise, se reposant même sur les fonctionnaires et intellectuels chinois pour gérer les affaires de l'Etat. Taizong [太宗], qui annexa toute la moitié nord de la Chine, était déjà imprégné de culture chinoise, et fit du chinois la langue officielle. Ainsi la sinisation de ces barbares eut-elle raison des velléités de résistance des nostalgiques des Song. ■

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